L'activisme de la Cour de justice

L'activisme de la Cour de justice

Alors que la Communauté économique européenne vient d'entrer dans la phase définitive du marché commun (1er janvier 1970), les États membres ne tardent pas à multiplier les entraves techniques pour protéger leurs économies. La contrariété de ces mesures avec les principes et les règles des traités communautaires ne tarde pas à être soulevée devant les juges nationaux par les opérateurs économiques et confirmée par la Cour de Justice à l'occasion de renvois préjudiciels1. Les arrêts Dassonville de juillet 19742 et Cassis de Dijon de février 19793 mettent un terme à ces pratiques.

Les autres secteurs d'activités connaissent des résistances similaires de la part des États membres. La fin de la période de transition doit aller de pair avec des mesures d'application d'ouverture des marchés dont le Conseil retarde l'adoption. De fait, le secteur tertiaire voit son importance stratégique croître tout au long des années 1970, sa contribution à la création de richesse et à l'emploi dépassant celle cumulée des secteurs industriels et agricoles. Et dans un contexte social dégradé, les États membres sont peu enclins à ouvrir leurs marchés quels qu'ils soient. Saisie à nouveau par les juges nationaux, la Cour de justice condamne également les restrictions nationales à l'exercice des libertés d'établissement et de services4 et à la libre circulation des travailleurs5. Quant à la liberté de circulation des capitaux et des paiements, sa mise en œuvre est trop étroitement liée aux politiques économiques et monétaires des États membres pour autoriser une ouverture similaire. «[Cette liberté] est tout aussi susceptible de favoriser le développement des régions pauvres que de perturber l'économie d'un pays par un afflux ou par des retraits massifs de capitaux ou de faciliter l'évasion et la fraude fiscales.»6 Elle relève par conséquent d'un régime spécifique. Fin de période de transition ou pas, la libéralisation des marchés de capitaux et des paiements relève de la seule appréciation du Conseil, comme le souligne la Cour de Justice dans l'arrêt Casati de novembre 19817. Or, à la fin des années 1970, seules deux directives ont été adoptées en ce domaine8, tandis que deux autres projets sont bloqués au niveau du Conseil9. Les États membres conservent une large autonomie pour maintenir les restrictions applicables et pour décider du rythme de l'ouverture de leurs marchés des capitaux. L'établissement d'un marché unique comme condition nécessaire à la mise en œuvre effective de l'union économique et monétaire10 progresse ainsi très imparfaitement.

Un nouveau cap est franchi en 1984 avec l'arrêt Luisi et Carbone de la Cour de Justice. La Cour y reconnaît la libération des paiements (et le transfert de billets de banque par des particuliers) au sein du marché commun, dans la mesure où ces paiements forment la contrepartie d'un achat de bien, d'une prestation de service ou d'un travail11.

L'activisme de la Cour de Justice contre les mesures protectionnistes conduit à une dérégulation des marchés nationaux, sans procéder à une régulation à l'échelle européenne, cette responsabilité revenant au seul législateur européen. Ce double vide réglementaire, national et européen, heurte les conceptions interventionnistes françaises et ordo-libérales allemandes, autant que celles «souverainistes» du Royaume-Uni. Accessoirement, l'influence du juge communautaire sur l'évolution de l'intégration européenne est considérée comme empiétant sur la responsabilité des autorités politiques12.

1Ces renvois organisent un «dialogue» entre les juges nationaux et ceux de la Cour de Justice. Ils permettent aux premiers d'interroger les seconds sur un point de droit posé dans un litige dont ils sont saisis, et qui concerne l'interprétation ou la validité d'une norme de droit communautaire.

2CJCE, arrêt du 11 juillet 1974, Procureur du Roi contre Benoît et Gustave Dassonville, aff. 8-74, Rec. 1974 p. 837

3CJCE, arrêt du 20 février 1979, Rewe Zentral (dit «Cassis de Dijon»), aff. 120/78. Rec. 1979 p. 649.

4Voir les arrêts de principe de la Cour de Justice, du 21 juin  1974, Jean Reyners contre État belge, aff. 2-74, Rec. p. 632; du 3 décembre 1974, Johannes Henricus Maria van Binsbergen contre Bestuur van de Bedrijfsvereniging voor de Metaalnijverheid, aff. 33-74, Rec. p. 1229.

5CJCE, arrêts du 12 février 1974, Giovanni Maria Sotgiu contre Deutsche Bundespost , aff. 152-73, Rec. p. 153; du 4 avril 1974, Commission contre France, aff. 167/73, Rec. p. 359; du 4 décembre 1974, Yvonne Van Duyn contre Home Office, aff. 41/74, Rec. p. 1337.

6Partsch, Philippe-Emmanuel, Chapitre 4. Les capitaux et les paiements, dans Léger, Philippe (dir.), Commentaire article par article des traités UE et CE, Bâle, Helbing & Lichtenhahn, Paris, Dalloz, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 480.

7CJCE, arrêt du 11 novembre 1981, Procédure pénale contre Guerrino Casati, aff. 203/80, Rec. p. 2595.

8Il s'agit de la Première directive du Conseil, du 11 mai 1960, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité, Journal officiel 43 du 12 juillet 1960, pp. 921-932; et de la Deuxième directive 63/21/CEE du Conseil en date du 18 décembre 1962 complétant et modifiant la première directive pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité, Journal officiel 9 du 22 janvier 1963, pp. 62-74. Ces directives répondent au souci des Communautés d'assurer la cohérence du régime juridique des capitaux avec les codes de libération des mouvements de capitaux adoptés par l'OCDE à cette époque.

9Ces projets concernent les organismes de placement collectif en valeurs mobilières.

10Communication de la Commission sur les perspectives de l'union économique et monétaire, Bruxelles, 17 novembre 1977, COM(77) 620 final, p. 10.

11Arrêt de la Cour de Justice, du 31 janvier 1984, Graziana Luisi contre Ministero del Tresoro et Giuseppe Carbone contre Ministero del Tresoro, aff. jointes 286/82 et 26/83, Rec. p. 379.

12Scharpf, Fritz, The Asymmetry of European Integration or why the EU cannot be a «Social Market Economy», KFG Working Paper Series, September 2009, n°6, Kolleg-Forschergruppe «The Transformative Power of Europe», Free University Berlin ; Garrett, Geoffrey, International cooperation and institutional choice: the European Community's internal market, International Organization, September 1992, vol. 46, n°2, pp. 534-560.

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