Le «plan Barre I»

La Commission européenne, bien consciente des problèmes monétaires qui entravent le bon fonctionnement de la politique économique de la CEE, s'interroge sur les moyens susceptibles de rétablir la stabilité monétaire des Six. Le sujet est délicat, puisqu'il implique une contrainte sur les instruments de politique économique, financière et monétaire. Les assauts spéculatifs contre les monnaies des pays du système monétaire international qui ont une balance des paiements déficitaires obligent aussi à la discrétion, pour éviter toute mauvaise interprétation et surréaction des marchés.

Un plan modeste

Dès février 1968, la Commission recommande en grande discrétion aux ministres des finances des Six de renforcer la stabilité des taux de change entre les monnaies, à savoir: éliminer les fluctuations journalières autour de la parité déclarée, se concerter obligatoirement avant toute modification de parité, créer un dispositif permanent de concours mutuel, définir une unité de compte européenne dans les domaines de l'action européenne qui nécessitent un dénominateur commun. S'agissant de ce dernier point, le Conseil en arrête le principe pour la mise en œuvre de la politique agricole commune en mai 19681. La crise française du printemps 1968 et ses conséquences financières obligent la Commission à reconsidérer les modalités d'une coordination accrue: en mettant ses partenaires devant le fait accompli par l'annonce de mesures de sauvegarde et en sollicitant une aide financière extra-communautaire (groupe des Dix et Fonds monétaire international), la France a démontré ce faisant que les procédures de coordination sont inutiles s'il n'existe pas d'incitants forts internes et externes à les utiliser. «Si l'efficacité de la coordination des politiques économiques exige en premier lieu que les États membres aient la volonté de se concerter selon les procédures déjà prévues, le succès de cette entreprise repose également sur la mise en place d'un mécanisme de coopération monétaire entre ces États», relève ainsi la Commission en conclusion de son mémorandum au Conseil de décembre 19682. Les ministres approuvent le principe d'une convergence accrue des politiques économiques au sein de la Communauté et laissent le soin à la Commission d'en détailler les modalités.

Le 12 février 1969, Raymond Barre, vice-président de la Commission en charge des affaires monétaires, fait des propositions (dit communément plan «Barre I») qui s'appuient, complètent et visent à améliorer l'efficacité des dispositifs existants. Afin de réduire les divergences des situations économiques, il est préconisé de renforcer la convergence des politiques économiques à moyen terme par la définition d'objectifs à moyen en terme3. La réalisation de ces objectifs impose une concertation des politiques économiques à court terme: les projets de budget doivent donner lieu à confrontation au niveau ministériel – et non plus à des échanges de vue au niveau des experts. En complément, le plan «Barre I» retient la mise en place d'un mécanisme de coopération monétaire destiné à prévenir l'aggravation des déséquilibres à court terme et à corriger, le cas échéant, les effets des crises si elles ont éclaté. La suppression des marges de fluctuation entre les monnaies européennes est préconisée. Le 17 juillet 1969, le Conseil arrête les modalités de la coordination des politiques économiques à court terme: des consultations préalables au sein des différents comités consultatifs, voire du Conseil, doivent avoir lieu au sujet des décisions ou mesures importantes d'un État membre qui ont une incidence sur les économies des autres États membres4. Le Conseil marque aussi son accord à la mise en place d’un système communautaire de soutien monétaire à court terme. Les modalités d'exécution d'un système de concours financier à moyen terme sont renvoyées pour examen au comité monétaire5.

Même s'il s'inscrit dans la continuité des efforts antérieurs, le plan «Barre» n'est pas le rapport «Marjolin». Il s'agit plus de traiter les problèmes immédiats que d'organiser telle étape intermédiaire d'une future union économique et monétaire. De fait, «les conditions nécessaires d'ordre politique, psychologique ou économique ne sont pas réunies pour réaliser cette dernière6.

La situation de crise monétaire intra-européenne

En novembre 1968, le Général de Gaulle refuse de dévaluer le franc, malgré les attaques dont le franc fait l'objet sur les marchés. En effet, la spéculation s'appuie sur le décalage croissant entre la France et l'Allemagne, dont les situations économiques sont liées mais opposées: déficit de la balance des paiements et inflation élevée à Paris, excédent de cette même balance et stabilité des prix à Bonn. Selon la France, le rétablissement de relations équilibrées exigent une action conjointe des deux pays: une dévaluation du franc non associée à une réévaluation du mark placerait le coût de l'ajustement à la charge exclusive de l'Hexagone. De l'autre côté du Rhin, il est jugé que la révision à la hausse de la parité du mark ne résoudrait pas les problèmes de compétitivité de la France; en outre, cela affecterait les exportations allemandes. La pression des autorités américaines et des autres pays membres du «groupe des Dix» lors de leur réunion extraordinaire à Londres les 20 et 21 novembre 1968 n'y change rien. Les partenaires se séparent sur un constat d'échec, chacun campant sur sa position. «Aussi longtemps que je serai chancelier, le deutsche mark ne sera par réévalué»7 indique Kurt Georg Kiesenger le 22 novembre, à quoi le général de Gaulle répond deux jours plus tard que la France doit se reprendre sans recourir à la dévaluation8.

Les interventions répétées de la Banque de France pour assurer que le franc demeure dans les marges de fluctuation officielles épuisent les réserves d'or accumulées depuis 1958 et les crédits que les autres banques centrales lui ouvrent. Neuf mois plus tard, les réserves nationales sont presque épuisées et les économistes à la base de la doctrine du «franc fort» de 1958 (Raymond Barre, Roger Goetze et Jean-Marcel Jeanneney) n'ont plus la même audience auprès du nouveau président, Georges Pompidou9. En Allemagne, la campagne des élections législatives se traduit par une opposition croissante entre les partenaires au sein de la grande coalition, la question de la force du deutsche mark s'impose comme un facteur de différenciation entre la CDU et le SPD. Les conservateurs, sous la houlette du ministre des finances, Franz Josef Strauss, s'opposent à toute remise en cause de la parité du mark, la stabilité étant analysée comme l'expression de la force monétaire du pays. A l'inverse, les sociaux démocrates menés notamment par le ministre de l'économie, Karl Schiller, défendent un mark fort dont la valeur doit reflèter la vigueur de l'économie et garantir la stabilité interne des prix10. De fait, les très bonnes performances à l'exportation nourrissent les demandes de hausse salariale dans le pays. Cela, ajouté à une inflation importée liée à un mark sous-évalué, fait craindre un ajustement du niveau des prix. La décision du 17 avril 1969 de la Bundesbank de rehausser son principal taux directeur d'un point anticipe cette inflation mais a aussi pour effet une entrée massive de capitaux en Allemagne, au détriment de ses partenaires. La pression sur les taux de change en Europe s'en trouve accrue, les partenaires se plaignent de plus en plus. Finalement, le 8 août, le gouvernement français procède à une modification de la parité du franc: sa valeur passe de 0,18 g d'or fin à 0,16 g, soit une dévaluation de 11,11 %. Ni les cinq autres États membres, ni la Commission ne sont informés au préalable, contrairement à ce que prévoit la décision du Conseil adoptée à peine trois semaines plus tôt. La mesure relance l'économie française, les déficits commerciaux avec ses partenaires, dont l'Allemagne, se résorbent pratiquement dans l'année. Entre 1969 et 1973, les exportations hexagonales connaissent une croissance de leur volume de 13,3 % par an11. L'inflation est contenue grâce à la mise en œuvre d'un plan d'accompagnement. Les conséquences sont cependant dramatiques au niveau européen. La valeur de l'unité de compte retenue pour la politique agricole est maintenue mais suspendue.

En Allemagne, le jour du scrutin législatif (28 septembre 1969), les attaques spéculatives obligent finalement le chancelier à fermer les marchés de change le lendemain et à laisser flotter temporairement le mark à leur réouverture au-delà de ses marges de fluctuation officielles12. La monnaie s'apprécie de 6 %. Pour maintenir les prix agricoles intérieurs compte tenu de la baisse relative du cours des devises étrangères, Bonn instaure des taxes aux importations de certains produits agricoles à titre conservatoire. À nouveau les institutions communautaires sont informées après coup.

Convoquée en urgence à la suite de ces mesures, la réunion du Conseil du 6 octobre 1969 marque un tournant décisif. L'ensemble des délégations nationales, y compris celle allemande, s'accordent pour reconnaître que le système des taux de change flottants est en soi incompatible avec le marché commun. L'Allemagne est invitée à revenir le plus rapidement possible à des taux fixes. Leur fixation suppose une consultation préalable des cinq autres États membres. Ce qui est chose faite le 24 novembre 1969: le mark est réévalué de 8,9 %. La parité des autres monnaies est maintenue. Le Conseil confirme aussi la nécessité de parvenir à une coordination efficace des politiques économique, monétaire et sociale au sein de la Communauté13.

Le sommet européen de La Haye (décembre 1969)

De la coordination efficace des politiques économique, monétaire et sociale qu'appelle le Conseil en octobre 1969 à l'union économique et monétaire il y a un pas considérable. Celui-ci est néanmoins franchi lors du sommet européen organisé à La Haye, les 1er et 2 décembre 1969, et dont la convocation est demandée par le gouvernement français lors du Conseil des ministres des affaires étrangères des 22 et 23 juillet 1969. Aux termes du communiqué final de la conférence,

«[Les chefs d'État ou de gouvernement, ainsi que les ministres des affaires étrangères des États membres des Communautés européennes] ont réaffirmé leur volonté de faire progresser plus rapidement le développement ultérieur nécessaire au renforcement de la Communauté et à son développement en une union économique. Ils sont d'avis que le processus d'intégration doit aboutir à une Communauté de stabilité et de croissance. Dans ce but, ils sont convenus qu'au sein du Conseil, sur la base du mémorandum présenté par la Commission le 12 février 1969, et en étroite collaboration avec cette dernière, un plan par étapes sera élaboré au cours de l'année 1970 en vue de la création d'une union économique et monétaire. Le développement de la coopération monétaire devrait s'appuyer sur l'harmonisation des politiques économiques.

Ils sont convenus de faire examiner la possibilité d'instituer un fonds de réserve européen auquel devrait aboutir une politique économique et monétaire commune.»14

Les conséquences politiques, économiques et juridiques de l'inaction pour le bon fonctionnement du marché commun et pour les États membres justifient cette relance. L'activisme de Jean Monnet auprès de Willy Brandt et d'autres hauts responsables politiques ou les appels à l'intégration monétaire de Pierre Werner, chef du gouvernement du Luxembourg, la facilitent15.

En écho aux conclusions du sommet, la Cour de justice des Communautés européennes rend quelques jours plus tard son un arrêt dans l'affaire qui oppose la Commission à la France concernant le maintien des mesures de sauvegarde de l'été 1968 au-delà de la période autorisée. La Cour rappelle aux institutions leurs pouvoirs d'autorisation et d'intervention et aux États membres l'impossibilité de déroger aux obligations communautaires, sous prétexte de leur autonomie monétaire. Plus largement, le juge souligne l'existence du principe de solidarité «à la base de ces obligations comme de l'ensemble du système communautaire.»16



1Le règlement n°129 du Conseil du 23 octobre 1962 (Journal officiel 62 du 30 octobre 1962, p. 2553-2554) retenait comme unité de compte le poids en or fin du dollar tel qu'arrêté dans les accords de Bretton Woods. Le règlement (CE) n°653/68 du Conseil du 30 mai 1968 (Journal officiel n°L 123 du 31 mai 1968, pp. 4-6) prévoit la possibilité de fixer une valeur autre pour l'unité de compte distincte.

2Mémorandum de la Commission au Conseil au sujet de la politique d'être susceptible d'être poursuivie au sein de la Communauté pour faire face aux problèmes économiques et monétaires actuels, SEC(68) 3958 final, Bruxelles, 5 décembre 1968, p. 20, s/ point 2.

3Les objectifs envisagés concernent le taux de croissance de la production et de l'emploi, l'évolution des prix, le solde des paiements courants et le solde de la balance globale des paiements.

4Décision (69/227/CE) du Conseil du 17 juillet 1969 relative à la coordination des politiques économiques à court terme des États membres, Journal officiel n°L 183 du 25 juillet 1969, p. 41.

5Bull. CE, 9/10-1969, point 21, p. 47.

6Mémorandum de la Commission sur la coordination des politiques économiques et la coopération monétaire au sein de la Communauté, Bruxelles, 12 février 1969, Bull. CE, Suppl. n°3-1969, p. 5.

7[Trad. CVCE] «As long as I am chancelor, the German mark will not be revaluated». Cité par Gray, William Glenn, «Number One in Europe»: The Startling Emergence of the Deutsche Mark, 1968-1969, Central European History, March 2006, vol. 39, n°1, p. 68.

8Allocution radiodiffusée prononcée au palais de l'Elysée, 24 novembre 1968. Reproduit dans De Gaulle, Charles, Discours et messages, Tome , Vers le terme 1966-1969, Paris, Plon, 1970, p. 355.

9Asselain, Jean-Charles, Le siècle des dévaluations. Du franc Poincaré au «franc fort» des années 1980. Article issu de la conférence donnée au ministère de l'Economie et des Finances, à Paris, le 4 février 2002. [URL] http://www.finances.gouv.fr/notes_bleues/nbb/nbb227/227_dev.htm. Egalement pour une lecture théorique et évènementielle: Blancheton, Bertrand, et Bordes, Christian, Débats monétaires autour de la dévaluation du franc de 1969, Revue européenne des sciences sociales, XLV-137, 2007, pp. 213-232.

10Ce débat, stabilité externe contre stabilité interne, se retrouve à la Bundesbank. Il a été parfois décrit comme «un conflit de religion [Glaubenskrieg] aux proportions wagnériennes». Voir Hetzel, Robert L., German Monetary History in the Second Half of the Twentieth Century : From the Deutsche Mark to the Euro, Federal Reserve Bank of Richmond Economic Quaterly, Spring 2002, vol. 88, n°2, p. 40.

11Asselain, Jean-Charles, Histoire économique de la France, tome II, Paris, Seuil, 1984, pp. 136-137. Cité dans Blancheton, Bertrand, et Bordes, Christian, op. cité.

12Le gouvernement a suspendu les interventions de la Bundesbank sur les marchés des changes.

13Bull. CE 11-1969, point 5, p. 36.

14Point 8 du communiqué. Bull. CE 1-1970, point XXX, p. [12-17].

15Voir le corpus numérique de recherche

16Arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 10 décembre 1969, Commission contre France, aff. 6-69 et 11-69, points 14 à 17, Rec. p. 540.

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