Les enjeux politiques de l'élargissement de l'Union européenne

Les enjeux politiques de l'élargissement de l'Union européenne


A la fin des années 1990, le processus d’élargissement de l’Union européenne a commencé. Les négociations d’adhésion avec les douze pays candidats se déroulent depuis 1998 et doivent aboutir avant la fin 2002 pour les pays qui seraient prêts. Les perspectives budgétaires pour la période 2000-2006 prévoient le financement d’une aide de préadhésion ainsi que des crédits d’adhésion à partir de 2002. Il reste toutefois à déterminer la place des nouveaux États membres dans les institutions (nombre de voix au Conseil, nombre de ressortissants à la Commission, au Parlement et dans les comités consultatifs). Cela avait été fait sans trop de problèmes pour les élargissements précédents, mais cette fois il s’agit de l’adhésion prévisible de douze pays, portant l’Union de 15 à 27 États. C’est un véritable changement quantitatif et qualitatif qui exige une réforme institutionnelle qui permette d’échapper au risque de paralysie et de réussir l’élargissement à l’ensemble du continent. L’enjeu est donc considérable.


Or, le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, chargé d’aménager le traité de Maastricht sur l’Union européenne, n’a pu adopter les réformes nécessaires, en raison des oppositions apparues entre les États membres, un simple protocole renvoyant celles-ci au cours des adhésions successives. D’où la déclaration, annexée au traité, de la Belgique, de la France et de l’Italie, affirmant que « le renforcement des institutions est une condition indispensable à la conclusion des premières négociations d’adhésion ». Cette position est approuvée par le Parlement européen. Une nouvelle négociation intergouvernementale s’avère donc nécessaire.


Le Conseil européen de Cologne (3-4 juin 1999) décide qu’une Conférence intergouvernementale (CIG) se réunira au début de 2000 pour aboutir avant la fin de la même année. Il précise le mandat de celle-ci : traiter les trois « reliquats d’Amsterdam » : la taille et la composition de la Commission européenne, la pondération des voix au sein du Conseil et l'introduction d’une double majorité, extension éventuelle du vote à la majorité qualifiée. Pourront s’y ajouter les questions liées à ces points et concernant les autres institutions, en particulier le Parlement européen. Ce programme est confirmé par le Conseil européen d’Helsinki (10-11 décembre 1999) qui prévoit la possibilité d’ajouter d’autres sujets au rapport de la présidence portugaise du premier semestre 2000, ce qui permettra au Conseil européen de Feira (19-20 juin 2000) de joindre aux trois « reliquats d’Amsterdam » le problème des coopérations renforcées instituées par le traité d'Amsterdam mais à des conditions si restrictives qu’elles restent inutilisées. Le Conseil, avant de convoquer la conférence, doit consulter la Commission et le Parlement qui donnent leur avis respectivement le 26 janvier et le 3 février 2000. Toutefois, ces deux institutions prendront de nombreuses positions tout au long de la conférence qui, ouverte le 14 février à Bruxelles, va durer pendant toute l’année sous les présidences semestrielles successives du Portugal puis de la France.


En fait, le débat sur l’avenir de l’Europe déborde largement le cadre de la conférence limité à l’adaptation numérique des structures existantes de l’Union européenne. La question est posée de l’unification politique avec la mise en place d’un véritable pouvoir. Ainsi la monnaie unique a-t-elle été adoptée - elle est gérée par la Banque centrale européenne (BCE) - mais sans la contrepartie d’une autorité européenne de politique économique.


La nécessité d’une vision globale est bien apparue avec l’initiative de la présidence portugaise de réunir un Conseil européen extraordinaire à Lisbonne (22-24 mars) afin d’adopter un objectif stratégique pour la nouvelle décennie et défini dans son projet « Emploi, réforme économique et cohésion sociale. Pour une Europe de l’innovation et de la croissance ». Il s’agit de doter l’Union européenne d’une économie fondée sur la connaissance la plus compétitive et dynamique du monde, capable d’assurer une croissance compatible avec une forte création d’emplois et une meilleure cohésion sociale. A cette fin, il faut développer une « société de l’information pour tous » avec la libération des marchés des télécommunications, le développement de l’internet et du commerce électronique. Le programme prévoit aussi de mieux coordonner les grandes orientations de politique économique et les lignes directrices pour l’emploi. Il fixe une cible de croissance de 3% par an pour la zone euro. La « stratégie de Lisbonne » est approuvée sans difficulté par le Conseil mais sa mise en œuvre sera très limitée car, dès 2001, la croissance va ralentir, le chômage augmenter et les gouvernements ne seront plus en état de faire l’effort financier nécessaire pour l’« économie de la connaissance ».


Sur le plan politique, le débat public est ouvert sur l’intégration de l’Europe. Des voix s’élèvent en faveur d’une évolution vers un certain fédéralisme, ainsi Helmut Schmidt, ancien chancelier allemand, Valéry Giscard d’Estaing, ancien président de la République française ou encore Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne qui a lancé la formule de « Fédération d’États-nations » tentant de concilier pouvoir fédéral et entités nationales. Une proposition officielle est faite par Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, le 12 mai 2000 dans un discours à l’université Humboldt à Berlin. Elle sera approuvée par le chancelier Schröder, pourtant nettement moins « européen ». Fischer plaide pour une structure de type fédéral (président élu au suffrage universel, Parlement de deux chambres) mais tenant compte de la pluralité des nations en Europe pour la répartition des compétences. Les États qui le souhaiteraient pourraient, de cette façon, constituer un « noyau central » auxquels pourraient se joindre plus tard les autres États, en particulier les nouveaux membres. Cette initiative allemande a un grand retentissement en Europe mais n’entraîne pas l’adhésion du gouvernement français, beaucoup moins fédéraliste. Le président Chirac répond le 27 juin dans un discours au Bundestag : il accepte l’idée d'un « groupe pionnier » franco-allemand ouvert à d’autres pays afin de donner l’impulsion, mais il refuse tout super-État, préconisant l’exercice en commun d’une partie des souverainetés nationales.


De toute façon, la présidence française, soucieuse de faire aboutir la CIG, estime qu’ouvrir un vaste débat sur la nature de l’Union européenne risquerait d’affirmer des divergences, voire même de provoquer une crise et de retarder l’élargissement. Elle s’en tient donc à l’adaptation du traité d’Union. Celle-ci va se faire sans vue d’ensemble de la construction européenne qui aurait cependant pu aider à transcender les vives oppositions entre les intérêts nationaux et les inévitables marchandages et compromis.


Surtout, le couple France-Allemagne n’est plus en mesure de jouer un rôle moteur dans la construction européenne en raison des divergences croissantes entre les deux partenaires. L’Allemagne réunifiée n’a plus de complexe. Sa priorité est l’élargissement de l’Union vers ses voisins de l’Est qui conforte sa position centrale en Europe. Elle a moins besoin de la France alors que celle-ci estime pouvoir encore jouer un rôle dirigeant du fait de sa politique mondiale et de sa puissance nucléaire, bien que celle-ci soit moins nécessaire avec la fin de la Guerre froide. Les relations du président Chirac se sont détériorées avec le chancelier Kohl (en mai 1998 sur la présidence de la Banque centrale européenne) et avec son successeur Gerhard Schröder (en février 1999 sur le budget européen à propos des dépenses agricoles que le chancelier aurait voulu réduire pour alléger la contribution allemande mais que le président français entendait bien préserver). Le sommet franco-allemand de Vittel (10 novembre 2000), à part le désir commun d’étendre la majorité qualifiée au Conseil, est surtout un constat de désaccord sur la pondération des voix et la prise en compte de la population, sur la dimension de la Commission que la France veut réduire au nom de l’efficacité alors que l’Allemagne accepterait qu’elle soit nombreuse à condition de compenser en renforçant les pouvoirs du Parlement, ce que la France ne souhaite pas.


En ce qui concerne l’avenir de l’Union européenne, l’Allemagne accepte le point de vue français de ne pas l’aborder maintenant mais tient à ce que le Conseil européen prenne la décision d’ouvrir ensuite le processus de négociation à ce sujet.


A côté du couple désuni, les autres grands pays ne peuvent donner une véritable impulsion. La Grande-Bretagne, qui a beaucoup poussé à l’élargissement, est hostile à l’approfondissement et au renforcement des structures ainsi qu’à l’extension du vote à la majorité qualifiée. Elle est hostile à la formation d’un « noyau dur » formé des États désireux d’aller de l’avant que les Allemands et les Italiens souhaitent fortement intégré et les Français plutôt intergouvernemental. Quant à l’Espagne, elle cherche surtout à accéder au rang de grande puissance européenne de même que la Pologne. Les moyens et petits États, de leur côté, craignent de voir se constituer un « directoire » des grands, en particulier les pays candidats, consultés avant la Conférence et qui veulent un véritable renforcement des institutions communautaires, comme le demandent le Parlement et la Commission.


Enfin, la présidence française est affaiblie par la cohabitation qui empêche la définition d’une réelle stratégie, le président et le Premier ministre ayant des priorités différentes. Lionel Jospin s’attache surtout à la Charte des droits fondamentaux et à l’Agenda social, et Jacques Chirac aux problèmes institutionnels. Celui-ci mène les négociations avec une volonté d’aboutir et une autorité parfois ressentie comme « arrogante » et visant plutôt la défense des intérêts français que la recherche d’une solution globalement satisfaisante. La Conférence intergouvernementale n’ayant pas permis d’aboutir, c’est au Conseil européen qu’il faudra élaborer un compromis à l’arraché et dans l’irritation générale.

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