La relance des réflexions en faveur de l'UEM

Les réflexions sur l'union économique et monétaire (1983-1988)

La nécessaire révision des traités

Le cinquième anniversaire du système monétaire européen (SME) en 1984 est l'occasion d'une multiplication des appels en faveur d'une reprise de l'intégration économique et monétaire. L'optique générale demeure celle du «renforcement du SME»1, conformément à la résolution du Conseil européen des 4 et 5 décembre 1978. Le projet de traité instituant l'Union européenne adopté par le Parlement européen en mars 1984 (ou «Rapport Spinelli») accroît les exigences de coordination en matière de politique économique et monétaire et fait de la réalisation progressive de l'union économique et monétaire un objectif éloigné. Les États membres extérieurs à l'accord de change intra-européen sont invités à y participer pleinement. L'ECU doit s'affirmer comme monnaie de réserve et de paiement et son utilisation privée étendue2. D'aucuns, comme le député et professeur d'économie politique Edmond Alphandery préconise que l'ECU soit transformé en une véritable monnaie parallèle aux monnaies des États membres et se substitue à terme aux monnaies nationales3. Les ajustements apportés au fonctionnement du SME en mars 1985 et en septembre 1987 sont utiles mais modestes par rapport à l'objectif final de l'union économique et monétaire.

Deux phénomènes contribuent à délaisser la perspective du renforcement du SME au profit de l'établissement de l'union économique et monétaire: les perturbations qui frappent le SME en raison de l'instabilité du dollar tout au long en 1985 et 1986; la perspective du marché unique approuvée par le Conseil européen des 28 et 29 juin 1985. Cette double circonstance justifie une réforme en profondeur des dispositions relatives à la politique économique de la Communauté. Comme l'explique Jacques Delors à l'occasion du Conseil européen des 2 et 3 décembre 1985, «vous n'avez pas besoin d'avoir un doctorat en économie pour comprendre le besoin d'une union monétaire pour établir un marché unique.»4

La proposition de la Commission de constitutionnaliser le système monétaire européen et d'établir un Fonds monétaire européen à l'occasion de la négociation de l'Acte unique européen est écartée en raison de l'opposition de l'Allemagne et du Royaume-Uni. Bonn juge tout transfert de politique monétaire prématuré, compte tenu du maintien des contrôles des capitaux à l'échelon national (en France et en Italie en particulier) et de la divergence des situations et des politiques économiques. Londres rejette le principe même d'une limitation supplémentaire de sa souveraineté économique5. Fruit d'un compromis proposé par les Pays-Bas, l'Acte unique européen reconnaît l'existence d'une «certaine»6 capacité monétaire à la Communauté européenne, sans que cela n'affecte dans l'immédiat les compétences des États en matière monétaire et de change. Toute évolution exigera une révision des traités conformément à la procédure générale de l'article 236 CEE, précise l'article 20 du nouveau traité. Le comité monétaire et le comité des gouverneurs des banques centrales doivent être consultés. Appel s'il en est à progresser sur le chemin de l'intégration économique et monétaire... sous le contrôle des banquiers centraux.

De fait, fin 1986, les «pères» du SME, l'ancien président de la République française, Valéry Giscard d'Estaing, et l'ancien chancelier allemand, Helmut Schmidt, forment un Comité d'action pour l'union monétaire de l'Europe. L'objectif est de convaincre les responsables politiques d'initier une nouvelle étape dans le domaine de l'intégration monétaire d'ici le milieu de l'année 1988. Ce comité reste actif jusqu'en 1998. Plus symboliquement, en février 1987, le ministre des finances belges, Mark Eyskens, procède à la frappe de pièces en or et en argent d'une valeur faciale respectivement de 50 ECU et de 5 ECU à l'occasion du trentième anniversaire des traités de Rome.

L'instabilité des cours du dollar et des principales monnaies européennes tout au long de l'année 1987 accentuent la nécessité d'une solution proprement européenne, tant il apparaît que les États-Unis demeurent peu enclins à assurer leur responsabilité monétaire au niveau international. Les propositions du secrétaire d’État au Trésor, James A. Baker, et celle du Chancelier de l’Échiquier, Nigel Lawson, d'un retour à un système fondé sur l'or est écarté par les autres partenaires européens.

La France à l'initiative

En octobre, François Mitterrand appelle publiquement à la réalisation de l'union monétaire, relayé en cela par le ministre des Finances, Édouard Balladur. Ces appels reçoivent un écho positif en Allemagne pour des raisons distinctes. Le ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher voit dans l'intégration monétaire une garantie d'ancrage du pays à l'Ouest à l'heure où le bloc soviétique s'ouvre et qu'une coopération plus étroite entre l'Est et l'Ouest s'annonce7. La Bundesbank se déclare aussi favorable au principe. Les interventions répétées sur les marchés pour soutenir les monnaies du SME s'accompagnent d'une augmentation de la masse monétaire susceptible d'alimenter des tensions inflationnistes: 18 milliards de marks ont ainsi reflué en Allemagne en 1987. Cependant, une telle évolution, jugée lointaine, est conditionnée d'une part, à la réalisation d'une convergence économique préalable, et d'autre part, au respect des standards de la Bundesbank en matière d'indépendance et de stabilité des prix. Dans l'intervalle, d'aucuns préconisent l'«européanisation» de la Bundesbank à travers la participation des banquiers centraux des autres membres du SME aux réunions de son directoire8. Au début de l'année 1988, ces initiatives reçoivent également le soutien des industriels, réunis au sein de l'association pour l'union monétaire européenne. La création de la monnaie unique réduirait les pertes subies du fait de la variabilité intra-européenne des cours des changes.

Le 25e anniversaire du traité d'amitié franco-allemand de l’Élysée est placé sous le sceau d'un nouveau rapprochement entre Paris et Bonn. Un conseil économique et financier franco-allemand est établi: il réunit les ministres des finances et les banquiers centraux des deux pays, avec pour objectif de renforcer la coordination de leurs politiques économiques et de contribuer à l'union économique et monétaire européenne9.

Au premier semestre 1988, un tiers des mesures préconisées dans le Livre blanc sur l'achèvement du marché intérieur sont adoptées ou en passe de l'être. En février 1988, le Conseil adopte la directive libérant l'ensemble des mouvements de capitaux10. Sauf exception, elle doit être transposée au 1er juillet 1990. Sur le plan politique, le moment est également propice aux initiatives. L’Allemagne exerce la présidence du Conseil de la Communauté européenne. La France connaît des élections présidentielles en avril-mai 1988: tous deux candidats, le chef de l’État français, François Mitterrand, et son premier Ministre, Jacques Chirac, cherchent à confirmer, voire à affirmer, leurs statures sur la scène internationale, faute de pouvoir invoquer un bilan économique et social indiscutable11. Le président de la Commission, Jacques Delors, vient d'être renouvelé dans ses fonctions par les chefs d’État ou de gouvernement. L’Europe sort de la récession provoquée par le krach d'octobre 1987. Les économies convergent. Les cours de change demeurent relativement stables.

Le tournant du Conseil européen de Hanovre

Début janvier, Édouard Balladur soumet un mémorandum sur la construction monétaire européenne au Conseil des ministres de l’Économie et des Finances (Conseil ECOFIN). Dénonçant l'asymétrie persistante du SME entre les monnaies «fortes» et celles «faibles», il expose les questions à trancher dans la perspective de la réalisation d'une union économique et monétaire. La nécessité d'une contrainte monétaire plus équitablement répartie entre les membres du SME est au cœur du mémorandum présenté un mois plus tard par Giulano Amato, ministre des finances italien, au Conseil ECOFIN. Soucieux de conserver l'autorité des diplomates dans la conduite de ce dossier, le ministre des Affaires étrangères allemand, Hans-Dietrich Genscher, saisit le Conseil Affaires générales de la problématique de l'intégration monétaire. Dans son mémorandum du 26 février 1988, il expose les principes qui, selon l'approche allemande, doivent structurer toute future union économique et monétaire. Il propose que le prochain Conseil européen prévu pour se tenir à Hanovre en juin 1988 se saisisse de ce sujet et charge un groupe de cinq à sept «sages» de définir les principes de développement vers l'union économique et monétaire ainsi que les statuts d'une banque centrale européenne12. Une semaine plus tard, le document soumis par le ministre des Finances, Gerhard Stoltenberg, au nom du gouvernement allemand au Conseil ECOFIN, met l'accent sur la nécessité d'une convergence économique préalable et la nécessité d'insérer tout projet d'union monétaire dans une perspective politique plus large d'une communauté de solidarité («Solidargemeinschaft»). Si la position de la Bundesbank rejoint largement celle du ministre des Finances, elle demeure plus prudente. Elle doute que, compte tenu de l'hétérogénéité des situations économiques, monétaires et financières des États membres, une telle évolution soit opportune à brève échéance. La banque s'oppose que le Fonds européen de coopération monétaire puisse constituer une version préliminaire du futur système de banque central européen.

Dans ce contexte, le Conseil européen, réuni à Hanovre les 27 et 28 juin 1988, confirme l'objectif de réalisation progressive de l'union économique et monétaire. Il charge un comité présidé par Jacques Delors, président de la Commission européenne, d'étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à cette union. Le rapport doit être prêt pour le Conseil européen de Madrid, prévu en juin 1989. Ce dernier doit examiner les moyens de parvenir à l'union. Le Conseil européen de Hanovre fixe la composition du comité: chaque État membre peut y inviter le président ou le gouverneur de sa banque centrale, auxquels s'ajoutent un autre membre de la Commission (Frans Andriessen, commissaire chargé de l'Agriculture), ainsi que trois personnalités désignées d'un commun accord par les chefs d’État ou de gouvernement: Niels Thygesen, professeur d'économie à Copenhague; Alexandre Lamfalussy, directeur général de la Banque des règlements internationaux et professeur d'économie à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve; et Miguel Boyer, président de la Banco Exterior de España13. Tommaso Padoa-Schioppa, alors directeur général adjoint de la Banca d'Italia et ancien directeur général auprès de Jacques Delors, et Gunther Baer, économiste à la Banque des règlements internationaux, sont désignés lors de la première réunion du comité pour en assurer le secrétariat.

1Conclusions de la présidence du Conseil européen des 3 et 4 décembre 1984, à Dublin, DOC/84/3.

2Voir également: Commission, Communication au Conseil pour un renforcement du système monétaire européen et projet de résolution du Conseil, Bruxelles, 29 novembre 1984, COM(84) 678 final ; Parlement européen, Résolution sur la stabilité monétaire du 10 octobre 1985, Doc. B2-981/85, Journal officiel n°C 288 du 11 novembre 1985, p. 104.

3Alphandery, Edmond, Fourcans, André, How to create a single European Currency, Financial Times, 20 juin 1984.

4Cité dans: Delors sees end to squabbles / EEC reforms welcomed at Luxembourg summit, The Times, 5 décembre 1985.

5EEC summit in Luxembourg : EEC States Square Off Over Monetary Plan, Financial Times, 3 décembre 1985.

6Le qualificatif est employé par Jacques Delors dans la déclaration qu'il fait en ouverture de la conférence intergouvernementale le 9 septembre 1985 à Luxembourg. [online] http://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do?docId=338987&cardId=338987. Consulté le 10 octobre 2013.

7Genscher urges European Union, Financial Times, 21 septembre 1987. Le ministre s'était exprimé en faveur de l'union monétaire dès le printemps 1987.

8La proposition est faite en octobre 1987 par l'un des membres du directoire de la Bundesbank, Wilhelm Noelling.

9Franco-German Pact Signed, Financial Times, 23 janvier 1988.

10Directive 88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988,relative à la mise en œuvre de l'article 67, Journal officiel n°L 178 du 8 juillet 1988, p. 5-18.

11Rouquan, Olivier, La stratégie de communication de François Mitterrand en 1988, Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2007, vol. 1, n°7, pp. 121-137.

12Une proposition similaire avait déjà été proposée par Jacques Delors au Conseil européen de décembre 1987.

13Les banquiers centraux participent aux travaux du comité à titre individuel: l'indépendance de leur institution est ainsi préservée; et les gouvernements ne sont pas liés par les recommandations finales du comité.

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