Le couple Mitterrand-Kohl

Le couple Mitterrand-Kohl

La relation étroite entre le marché intérieur et l'unification monétaire ne suffit pas à expliquer à elle-seule la décision des chefs d’État ou de gouvernement de réaliser l'union économique et monétaire. Les relations entre la France et l'Allemagne sont déterminantes, comme cela est déjà ressorti lors des troubles monétaires de 1968-1969 ou lors de l'établissement du Système monétaire européen (SME) en 1979.

Les deux pays possèdent les deux économies les plus importantes des Communautés européennes. Leurs économies sont fortement intégrées, la France et l'Allemagne représentant l'un pour l'autre le principal fournisseur et le principal client. Leurs cycles économiques présentent un niveau de synchronisation élevé.

La fin des années 1970 est marquée par une convergence des politiques économiques de la France et de l'Allemagne, à partir notamment du plan de rigueur appliqué par Raymond Barre. Ce rapprochement se confirme à travers l'initiative commune du président français Valéry Giscard d'Estaing et le chancelier allemand Helmut Schmidt de créer une zone de stabilité monétaire, le Système monétaire européen en 1979. Ce dernier accentue l'interdépendance des économies.

La libéralisation croissante des marchés des capitaux par les autorités françaises soumet l'économie nationale aux exigences de la concurrence internationale. Les investisseurs privilégient les places présentant les rendements les meilleurs. Depuis le début des années 1970, le deutsche mark bénéficie auprès des marchés d'une image de monnaie refuge, en raison notamment de la capacité des autorités monétaires à contenir l'inflation. La France comme les autres États membres participant SME sont victimes du problème du «énième participant». Dans un système de changes fixes, un seul pays peut conduire à long terme une politique monétaire autonome; les autres monnaies lui sont liées. Les pays du Benelux ont déjà expérimenté cette situation dans le cadre du «serpent monétaire» et ont accepté de renoncer de facto à l'autonomie de leur politique monétaire. Cette soumission volontaire est facilitée par le fait que les principes de la politique monétaire allemande rejoignent le «consensus de Washington» et la théorie monétariste1. La France fait l'expérience (amère) de cette dépendance entre 1981 et 1983. La qualité de la relation avec l'Allemagne est mise à l'épreuve. Elle l'est d'autant plus que les relations personnelles entre François Mitterrand et Helmut Schmidt ne se distinguent pas par leur chaleur – quoiqu'ils appartiennent tous deux à l'Internationale socialiste.

À cela s'ajoute le choix de politique économique défendue par le nouveau président français. Le programme électoral en 110 propositions de François Mitterrand préconise une relance keynésienne en rupture avec la politique passée et en opposition avec celles de ses partenaires européens et américains. Le fait que la relance se veuille modérée et financée par «des efforts soigneusement dosés»2 convainc peu. La politique de relance que Helmut Schmidt a engagée au printemps 1978 en soutien et sous la pression des autorités américaines3 n'a pas réduit le chômage mais a contribué à l'inverse à une dégradation des comptes publics. La coalition de gouvernement entre les sociaux démocrates et les libéraux s'oppose quant aux remèdes à appliquer, d'autant plus qu'elle subit une série de revers électoraux au niveau local. Du côté américain, depuis sa prise de fonction à l'été, Paul Volcker, le nouveau président de la Federal Reserve Bank, impose une politique monétaire rigoureuse afin de permettre aux États-Unis de sortir de la stagflation. Les taux directeurs sont élevés à 20 % en juin 1981. Dans ce contexte, «[l]es réformes radicales, les nationalisations, une certaine hostilité à l'égard de l'investissement étranger, y compris américain, tout cela va disloquer les relations monétaires et commerciales», craint The Washington Post, quotidien américain pourtant réputé pour sa modération4.

Le lendemain de l'élection, le 11 mai 1981, la France connaît d'importantes sorties de capitaux. Le franc tombe à son cours-plancher. Le nouveau président n'étant pas encore investi5 et l'ancien gouvernement gérant juste les affaires courantes, la Banque de France est seule pour intervenir: ses interventions au profit du franc lui coûte 5 milliards de dollars (le tiers de ses réserves de change) et elle remonte son taux d'escompte à un pic historique de 18 %. La première rencontre entre François Mitterrand et Helmut Schmidt le 24 mai 1981 est largement consacrée aux problèmes monétaires français. La Bundesbank accepte de participer à la stabilisation du franc. Cependant, en octobre, les tensions à l'égard du franc s'accentuent, la Bundesbank, conformément à la «doctrine Emminger» refuse d'abaisser ses taux directeurs. La monnaie française est dévaluée de 3 % (ainsi que la lire italienne), tandis que le deutsche mark et le florin néerlandais sont réévalués de 5,5 %. Le retournement de la conjoncture économique internationale – sous l'effet notamment de la politique d'austérité américaine - conduit à une dégradation conjuguée de la balance extérieur et des comptes publics. De nouvelles attaques contre le franc au printemps 1982 obligent à une seconde dévaluation le 12 juin, cette fois-ci de 5,75 %; le mark et le florin sont réévalués de 4,25 %. A la différence de la dévaluation d'octobre, celle-ci s'accompagne d'un plan de maîtrise de l'inflation (blocage des prix et des revenus, modification des taux de TVA, etc.) et répond ce faisant aux prescriptions du G7 réuni quelques jours plus tôt à Versailles sous la présidence de François Mitterrand6.

Ces mesures qui témoignent d'une réorientation de la politique économique française ne suffisent pas pour préserver la stabilité du franc. Les performances macroéconomiques sont mitigées: le déficit de la balance commerciale et des paiements ne cesse de se creuser, le choc de demande se traduisant par une hausse des importations. A quoi s'ajoutent les mauvais résultats de la majorité lors des élections municipales des 6 et 13 mars 1983. A l'inverse, Helmut Kohl, désigné chancelier en octobre 1982, remporte une large victoire lors des élections générales du 6 mars. Le deutsche mark s'apprécie. A l'inverse, la monnaie française fait l'objet de nouvelles attaques. Le soutien de son cours dans les marges autorisées coûte 23 milliards à la Banque de France pendant la seule semaine du 3 mars. Les appels en faveur d'une sortie du franc du SME se multiplient au sein de la majorité gouvernementale. Cependant, le président français fait «le choix de l'Europe», soutenu en cela par le premier Ministre, Pierre Mauroy, le ministre des finances, Jacques Delors, et la Banque de France: le franc est maintenu au sein de l'accord de change au prix d'une nouvelle dévaluation de 2,5 %, associée à une réévaluation de 5,5 % du deutsche mark. En contrepartie de ce réajustement des parités, les autorités françaises mettent en œuvre un plan d'austérité. Le déficit public annuel doit notamment être abaissé à 3 % du PIB.

Le printemps 1983 marque un tournant dans la politique française. En restant dans le SME, la France en accepte l'asymétrie de fait entre les pays à «monnaie forte» et ceux à «monnaie faible». En acceptant une réévaluation importante de sa monnaie («mehr als eine Wechselkurskorrecktur», écrit Helmut Kohl dans ses Mémoires7), l'Allemagne témoigne son attachement au couple franco-allemand et garantit une plus grande stabilité monétaire pour les échanges intra-européens... et les exportateurs allemands. Du côté français, en calant sa politique économique et monétaire sur celle allemande, Paris voit rejaillir une partie de la crédibilité de son voisin d'outre-Rhin sur l'économie nationale. En même temps, elle s'expose à suivre des politiques monétaires sans rapport avec sa propre situation économique. Par conséquent, la reconquête de son autonomie économique et monétaire et la préservation de son influence dans la conduite des affaires européennes exige son rétablissement économique et le rééquilibrage de ses comptes, sous peine d'acquiescer à l'hégémonie de fait de l'Allemagne. «[D]e facto establishment of the Bundesbank as the European central Bank gave France an incentive to regain influence over monetary policy by creating a de jure European central bank.»8

Le plan de rigueur français porte ses fruits. L'inflation nominale est réduite de moitié entre 1983 et 1985, le différentiel avec l'Allemagne n'est plus que de 0,5% en 1989. Le retournement du cours du dollar à la fin de l'année 1985 et la chute des prix du pétrole favorisent aussi le processus de désinflation français.

1Chang, Michele, Dual Hegemony : France, Germany and the Making of Monetary Union in Europe, Paper prepared for the Biannual Meeting of the European Community Association, Pittsburgh, PA, 2-5 June 1999.

2Jacques Delors, cité par Dumas, Roland, Affaires étrangères, tome I. 1981-1988, Paris : Fayard, 2007, p. 108.

3Basosi, Duccio, Principle or power ? Jimmy Carter's ambivalent endrosement of the European Monetary System, 1977-1979, Journal of Transatlantic Studies, 2010, vol. 8, n°1, pp. 9-10.

4Cité par Mitterrand, François, De l'Allemagne, De la France, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 161.

5L'investiture a lieu le 21 mai 1981.

6Déclaration des sept chefs d'État et de gouvernement et des représentants des Communautés européennes, Versailles, 6 juin 1982. [online] url: http://www.g8.utoronto.ca/summit/1982versailles/communique.html. Consulté le 10 octobre 2013.

7Kohl, Helmut, Erinnerungen 1982-1990, München : Droemer, 2005, p. 110.

8Hetzel, Robert L., German Monetary History in the Second Half of the Twentieth Century : From the Deutsche Mark to the Euro, Federal Reserve Bank of Richmond Economic Quaterly, Spring 2002, vol. 88, n°2, p. 50.

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