Les troubles monétaires en Europe

Les troubles monétaires en Europe

L'établissement progressif d'une union douanière et du marché commun accroit l'interdépendance économique entre les six États membres de la Communauté économique européenne. L'intégration économique ne peut plus être considérée comme un fait marginal dans la définition et l'application des politiques économiques. L'expérience en est faite en 1966-1967: les mesures monétaires et budgétaires de lutte contre l'inflation prises par l'Allemagne conduisent à une forte contraction de l'activité qui affecte à des degrés divers les autres partenaires européens.

Les mécanismes de coordination sont mis encore plus à l'épreuve à compter du printemps 1968: la «sortie de crise» de la France s'opère au prix d'un choc d'offre qui conduit à accroître le différentiel d'inflation avec les autres économies. La compétitivité se dégrade, ainsi que la balance des paiements. Les marchés anticipent et spéculent sur une dévaluation. Tout cela intervient au moment de réalisation de l'union douanière (1er juillet 1968), d'où il résulte une baisse importante de la protection tarifaire des industries françaises. La France prend d'office une série de mesures de sauvegarde restreignant les échanges. Elle sollicite l'aide financière de structures extra-communautaires pour soutenir le franc. Repoussée par le général de Gaulle en novembre 1968, la modification de la parité du franc de 11,1%1 est décidée par le président Pompidou le 8 août 1969, sans consultation préalable des partenaires européens dans le cadre de la CEE. Quinze jours plus tôt, le Conseil avait d'arrêter une décision exigeant une consultation préalable au sujet des décisions ou mesures importantes en matière de politique économique à court terme...2

À cette première circonstance interne s'ajoute celle externe tenant à la fragilité du système monétaire international (SMI) et dénoncée depuis la fin des années 1950. Une même monnaie, le dollar, ne peut pas tout à la fois servir des objectifs nationaux (la stabilité de l'ordre économique américain) et des objectifs internationaux (stabilité des changes)3. Les craintes ne tardent pas à se concrétiser: le double déficit des comptes publics et de la balance des paiements (sous l'effet de la forte consommation des ménages américains et du financement de la guerre du Vietnam) et l’accroissement des réserves en dollars à l’extérieur des États-Unis (marché des «eurodollars») suscitent la spéculation. Les réserves en or détenues par la banque centrale des États-Unis, la Federal Reserve, sont insuffisantes pour garantir la convertibilité des dollars détenus à l'étranger.

La crise se matérialise sur sa composante la plus faible, la livre sterling. Celle-ci constitue, après le dollar, la monnaie véhiculaire et de réserve la plus employée au monde, en raison notamment de la place qu'elle occupe dans les échanges au sein du Commonwealth. L'existence d'un déficit chronique de sa balance des paiements fait douter de la valeur de la livre par rapport au dollar et suscite des attaques spéculatives. Les emprunts auprès du Fonds monétaire international et des autres banques centrales, ainsi que les mesures monétaires drastiques prises par la Bank of England sont d'effet temporaire. Les autorités britanniques sont finalement contraintes à la dévaluation de la livre de 14,3% le 18 novembre 19674. La situation monétaire du Royaume-Uni oblige la Communauté et ses États membres «à une prise de conscience de leurs objectifs de politique monétaire.»5 L'incorporation de ce pays et de sa monnaie dans la CEE soulèverait les mêmes problèmes que ceux au sein du système monétaire international. Pour cette raison, aucune monnaie nationale ne saurait assumer le rôle d'un système monétaire communautaire; et la gestion de la monnaie britannique exigerait cependant une plus grande coordination et un rapprochement des politiques monétaires, économiques et financières. Le non opposé par le général de Gaulle aux adhésions de 1961 et surtout de 1967 confirme le premier point, mais laisse en suspens celle de l'intégration monétaire à proprement parlée.

Les années 1967-1969 sont aussi celles de changements des acteurs politiques: un nouveau collège de commissaires est nommé en juillet 1967 avec pour président un ancien ministre de l'économie, Jean Rey, et pour vice-président un professeur d'économie, Raymond Barre. Le général de Gaulle démissionne en avril 1969. En octobre 1969, Willy Brandt devient le nouveau chancelier de la République fédérale d'Allemagne.

Dans ce contexte général, l'idée d'intégration économique et monétaire connaît un sursaut.


1La valeur d'un franc est portée de 0,18 grammes d'or fin à 0,16 grammes.

2Décision (69/227/CEE) du Conseil du 17 juillet 1969 relative à la coordination des politiques économiques à court terme des États membres, Journal officiel n°L 183 du 25 juillet 1969, p. 41.

3C'est le dilemme dénoncé par Robert Triffin à la fin des années 1950.

4Dupriez, Léon H., La dévaluation de la livre sterling, Recherches économiques de Louvain, décembre 1967, n°5, pp. 507-531, spéc. p. 517 et s.; pour une perspective politique: Strange, Susan, Sterling and British Policy: A Political View, International Affairs, April 1971, vol. 47, n°2, pp. 302-315.

5Werner, Pierre, Exposé sur Les Perspectives de la Politique Financière et Monétaire Européenne, Bulletin de documentation, Grand-duché du Luxembourg, service information et presse, n°2, 26 janvier 1968, p. 5.

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