Le rapport intermédiaire

Le rapport intermédiaire1


Résultat des cinq premières réunions du groupe Werner (11 mars-20 mai 1970), et fruit de nombreuses controverses, médiations, «voire même [de] tel ou tel incident»2, le rapport intérimaire fut soumis aux débats des ministres des Finances lors de leur réunion du 29 mai 1970, à Venise.


Suite aux discussions et à l’accord dégagé lors de la réunion du 30 avril 1970, le groupe adopta, pour son rapport au Conseil, «un schéma qui comporte la description de la situation actuelle, du point d’arrivée et des principes de réalisation du plan par étapes»3 et décida de se limiter – au moins pour ce rapport – à la définition d’une première étape, contenant les actions à envisager dans différents domaines.


Pour l’organisation pratique des travaux, le groupe décida «de confier la rédaction d’un projet de rapport aux adjoints […] qui se réuniront les 6 et 8 mai sous la présidence de Monsieur Mertens de Wilmars»4. Une première proposition de rapport datée du 11 mai 1970 fut soumise par J. Mertens de Wilmars au secrétariat du groupe Werner. Dans la lettre qui accompagnait ce document confidentiel, Mertens de Wilmars précisait que «les experts n’[avaie]nt pas entendu trancher certains problèmes de principe encore ouverts, même si le texte de leur projet comport[ait] des propositions et solutions concernant ces problèmes»5. Parmi ces sujets sensibles, l’on peut citer le transfert de responsabilité du plan national au plan communautaire, la politique conjoncturelle à moyen terme, le caractère indispensable d’une prise en commun des principales décisions en matière de politique monétaire et de crédit, un pouvoir effectif de décision donné aux organismes communautaires. Le groupe d’adjoints conclut que la construction de l’union économique et monétaire devait être abordée d’une manière évolutive et progressive, dans le prolongement des actions déjà entreprises pour le renforcement de la coordination des politiques économiques et de la coopération monétaire.


Le document proposé par les adjoints était au cœur de l’agenda des quatrième et cinquième réunions du groupe Werner tenus les 14 et 20 mai 1970 à Luxembourg.. Les discussions et débats pléniers ont abordé les sujets sensibles sur lesquels les suppléants ne se sont pas attardés, tout en s’efforçant de dégager une position commune. Les archives familiales Pierre Werner montrent qu’avant que la version définitive ne soit arrêtée, le rapport intermédiaire a connu quatre versions de travail.. Afin de prendre en compte les grands courants d’opinion, y compris les positions contraires qui ne permettaient pas un accord unanime, la version finale du rapport intermédiaire les mit clairement en exergue. Il s’agit du fonds de stabilisation des changes, dont le bien-fondé de l’introduction au cours de la première étape de l’union économique et monétaire opposait les forces en place.


À partir de l’analyse des suggestions émises par les gouvernements, de la communication de la Commission au Conseil et des idées et propositions formulées par le groupe d’experts, le rapport intérimaire chercha à dégager les options fondamentales d’une réalisation par étapes de l’union économique et monétaire. Tel qu’il est précisé dans son préambule, «le rapport […] ne traduit pas les préférences isolées des membres du groupe; […] il s’efforce de formuler une réponse commune même si, sur certains points, des opinions divergentes subsistent encore. Les idées exprimées sont placées sous la seule responsabilité individuelle des membres du groupe»6.


Dès le début de ses travaux, le groupe d’experts avait convenu que dans la perspective d’élaboration d’un plan par étapes censé recueillir et faire développer les conceptions communes relatives à l’union économique et monétaire, il fallait procéder d’abord à un examen de la situation initiale permettant une définition précise du «point de départ». Sans chercher à construire un système idéal voué, sans doute, à rester purement théorique, le groupe a également identifié «le point d’arrivée», avec la principale vertu d’être atteignable, et recueillant ainsi les éléments indispensables à l’existence d’une union économique et monétaire complète. Des voies alternatives pour lier les deux points ont été ébauchées, avec une attention particulière portée aux principes fondamentaux et à certaines positions concrètes pour entamer, au cours d'une première étape, le processus devant mener les États membres à l'union économique et monétaire.


Cette méthode de travail basée sur le triptyque «point de départ, point d’arrivée, voies alternatives», qui a profondément imprégné le plan par étapes, émanait de Pierre Werner, qui, puisant probablement son inspiration dans la méthode de la mise en place du Marché commun, l’avait proposée lors de la réunion préliminaire du groupe qui s’est tenue le 6 mars 1970 à Luxembourg. En fait, il s’agit de la méthode qui a présidé à l’élaboration du «plan luxembourgeois d’intégration monétaire européenne», rendu public lors de la réunion des ministres des Finances qui s’est déroulée le 24 février 1970 à Paris. Ce document reprenait les grandes lignes du «plan en cinq points» que Pierre Werner avait présenté deux ans auparavant, à l’aube de l’entrée en vigueur de l’union douanière entre les pays membres de la CEE, lors d’une conférence publique très remarquée dans les milieux économiques et politiques européens7.



Le point de départ du processus vers l’UEM


Dans l’esprit du groupe d’experts, les aboutissements les plus significatifs de la Communauté européenne dans le domaine de l’intégration économique furent l’achèvement de l'union douanière et la définition d'une politique agricole commune. Les progrès accomplis dans le domaine de l'intégration revêtent aussi certains aspects négatifs qui font que les déséquilibres économiques généraux dans les pays membres se répercutent directement, et parfois avec rapidité, sur l'évolution globale de la Communauté et peuvent nuire aux progrès réalisés dans le domaine de la libération des mouvements des biens, des services et des capitaux. Le marché commun agricole est le plus vulnérable à cet égard.


La croissance et la stabilité constituaient les principaux objectifs de tous les pays membres. Une harmonisation effective de la politique économique permettrait de protéger ces pays contre les déséquilibres que les divergences de leurs particularités nationales en la matière puissent entraîner. L'interpénétration croissante des économies a fragilisé l’autonomie des politiques conjoncturelles nationales et la maîtrise de la politique économique est devenue d'autant plus difficile que cette perte d'autonomie au niveau national n'a pas trouvé sa contrepartie dans l'instauration de politiques communautaires. Les insuffisances et le déséquilibre du processus de réalisation du marché commun se trouvaient ainsi mis en évidence.


Au vu du cadre du traité de Rome, les efforts déployés et les progrès partiels réalisés en conséquence n'ont pas conduit en fait à une coordination ou à une harmonisation efficace des politiques économiques dans la Communauté.


Il fut constaté que la Communauté «manqu[ait] d’objectifs quantitatifs suffisamment harmonisés – condition première d’une coordination efficace»8 et l’analyse conjoncturelle pratiquée n’a souvent donné lieu qu’à des «recommandations formulées en termes tout à fait généraux, même lorsque l’intérêt communautaire aurait exigé des prises de positions plus concrètes»9. Les procédures de consultation n'ont pas donné les résultats escomptés – soit qu’elles aient revêtu un caractère purement formel, soit que les États membres s'y soient soustraits par recours à des clauses d'exception.


Les avancées étaient encore insuffisantes dans plusieurs domaines.


Tout d’abord, la libération des mouvements de capitaux ne s’est pas étendue comme elle le devait et le droit d'établissement des entreprises bancaires et financières n’a pas été établi. Les principales causes d’un tel retard furent l'absence d'une coordination suffisante au niveau des politiques économiques et monétaires et des particularismes de droit ou de fait.


La libre circulation des personnes n'est pas encore assurée de façon entièrement satisfaisante et des progrès véritables n'ont pas été accomplis en matière d'harmonisation des politiques sociales.


De même, dans les relations extérieures, et surtout dans les relations monétaires internationales, la Communauté n'a pas suffisamment réussi à affirmer sa personnalité par l'adoption de positions communes, en raison des divergences de politiques ou de conceptions.


Dans ces circonstances, la maîtrise par les États membres de l’évolution économique s’avéra difficile, d’autant que l'interdépendance toujours plus étroite des économies industrialisées posait de manière de plus en plus nette le problème de l'individualité de la Communauté.


Le groupe Werner, qui avait pour objectif la construction de l'union économique et monétaire, «qu'il import[ait] de mener à son terme dans les meilleurs délais»10, a défini les buts à atteindre.



Le point d’arrivée de l’UEM


Il était représenté par une union économique et monétaire complète, que l’évolution dynamique sous la pression des faits et la volonté politique pourront modeler de façon différente. Une zone à l'intérieur de laquelle les biens et les services, les personnes et les capitaux circuleraient librement et sans distorsions de concurrence serait ainsi créée, sans pour autant engendrer des déséquilibres structurels ou régionaux. La mise en œuvre d'une telle union devrait améliorer de façon durable le bien-être dans la Communauté et renforcer sa contribution à l'équilibre économique et monétaire du monde. Elle supposait le concours des divers milieux économiques et sociaux pour qu'à travers l'effet combiné des forces du marché et des politiques conçues et consciemment mises en œuvre par les autorités responsables une croissance satisfaisante, un haut degré d'emploi, la stabilité, une réduction des disparités régionales et sociales et la protection de l'environnement soient atteints.


L’union économique et monétaire serait caractérisée par une zone monétaire individualisée, avec une convertibilité intérieure des monnaies, la fixation irrévocable des rapports de parité, l’élimination des marges de fluctuation des cours de change et la libération complète des mouvements de capitaux. Cette union monétaire pourrait s’accompagner du maintien des signes nationaux ou s’accompagner d’une monnaie communautaire unique «qui garantirait l’irréversibilité de l’entreprise».


Pour assurer la cohésion de l'union économique et monétaire, «des transferts de responsabilités du plan national au plan communautaire seront indispensables. Ils […] seront maintenus dans les limites nécessaires à l'efficacité de l'action communautaire et concerneront l'ensemble des politiques qui concourent à la réalisation de l'équilibre général». En outre, il faudrait procéder dans les divers domaines à l'harmonisation des instruments de la politique économique.


Pour pallier aux faiblesses constatées dans la définition du «point de départ», les experts mirent en évidence les voies à suivre dans plusieurs domaines. Concernant la nécessité de mettre en place des objectifs quantitatifs à moyen terme, compatibles entre eux et avec les finalités du marché commun, il fut stipulé qu’ils devraient être fixés notamment pour la croissance, l'emploi, les prix et l'équilibre extérieur. Ces objectifs seraient mis à jour annuellement par le recours à des projections mobiles.


La politique conjoncturelle devrait être décidée dans ses grandes lignes au niveau communautaire. Pour apprécier les conditions d'une régulation de la demande globale, notamment à travers les politiques monétaire et budgétaire, il faudrait établir annuellement des budgets économiques normatifs et compatibles, et en contrôler la réalisation.


En matière de politique monétaire (liquidités, taux d'intérêt, intervention sur le marché des changes, gestion de réserves), les décisions devraient être centralisées et la Communauté dotée d'une panoplie complète d’instruments nécessaires, dont l'utilisation pourrait toutefois rester différenciée par pays. Dans les rapports monétaires et financiers avec les pays tiers, ainsi qu’avec les organisations internationales à caractère économique, une politique et une représentation communes s’avéraient indispensables.


La politique budgétaire serait dotée d’une grande signification pour l’orientation du développement général de l'économie, dans laquelle le budget harmonisé constituerait un élément fondamental de cohésion de l'union. Un budget annuel et une programmation pluriannuelle furent ainsi envisagés, incluant une définition des plafonds à l'intérieur desquels se situeraient les grandes masses budgétaires (ampleur du solde et modalités de financement du déficit ou de l'utilisation des surplus éventuels). La situation conjoncturelle et les particularités structurelles de chaque pays seraient prises en compte, tout en prévoyant la mise en place des instruments pouvant être gérés conformément à des directives communes, avec le soin de se garder de tout centralisme excessif. Les transferts de pouvoir aux organes communautaires devraient être assurés dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement de l'union et une structure budgétaire différenciée, qui s'étagerait à plusieurs niveaux (communautaire, national, etc.) devrait être respectée.


Pour éviter des distorsions de concurrence, un certain degré d'harmonisation fiscale devrait être réalisé (notamment en ce qui concerne la taxe sur la valeur ajoutée, les impôts susceptibles d'exercer une influence sur les mouvements de capitaux et de certaines accises). Tout en permettant l'abolition des frontières fiscales, cette harmonisation devrait sauvegarder l'élasticité nécessaire pour que la politique fiscale puisse exercer ses fonctions aux divers niveaux. Une coopération en matière de politique structurelle constituerait un autre moyen pour éliminer les distorsions de concurrence. Les politiques structurelles et régionales ne pourraient être exclusivement du ressort des budgets nationaux, et des mesures financières de compensation devraient être conçues pour corriger les disparités en la matière.


L'évolution équivalente, sans divergences excessives, des revenus dans les différents pays membres serait primordiale pour la cohésion de l'union économique et monétaire. L'évolution des revenus au niveau communautaire devrait donc être suivie et discutée avec la participation des partenaires sociaux, qu’il serait judicieux d’associer étroitement, de manière plus générale, à l'élaboration et à la mise en œuvre de la politique communautaire.


Sur le plan des réformes institutionnelles, l'union économique et monétaire nécessiterait la création et/ou la transformation d'un certain nombre d'organes communautaires auxquels devraient être transférées des attributions jusque-là exercées par les autorités nationales. Ce processus revêt une signification politique fondamentale, impliquant le développement progressif de la coopération politique dans les différents domaines. Au stade du rapport intérimaire, le groupe d’experts a jugé «prématuré d’élaborer des propositions détaillées quant à la forme à donner aux différents organes communautaires, tout en mettant en exergue que ceux-ci devront avoir des responsabilités bien définies et un pouvoir de décision effectif, dans le respect des règles démocratiques et leur action, empreinte d’efficacité».11


L’achèvement de l’union économique et monétaire fut jugé comme un objectif réalisable dans le courant de la décennie 1970-1980, dès que la volonté politique que les États membres ont exprimée solennellement à la Conférence de La Haye s’est confirmée.



Un processus par étapes


L’objectif final établi avec clarté et précision par le groupe Werner, à savoir la création d’une union économique et monétaire, fut un processus irréversible.


Entre le point de départ et le point d'arrivée, une multitude d’actions devaient être accomplies sur un ensemble de fronts: la fixation d'orientations économiques globales, la coordination des politiques conjoncturelles par la monnaie et le crédit, par le budget et la fiscalité, par la politique des revenus, l'adoption de politiques communautaires en matière de structures. Pour être menées à bien, ces actions impliquaient d'abord une meilleure coordination des politiques nationales, puis leur harmonisation par l'adoption de directives communes, enfin le transfert de responsabilités des autorités nationales aux autorités communautaires. Au fur et à mesure que des progrès seraient réalisés, il faudrait s'assurer que des instruments communautaires soient créés pour prendre la relève ou compléter l'action des instruments nationaux.


Dans tous les domaines, les actions à entreprendre seraient interdépendantes et se renforceraient mutuellement. En particulier, le développement de l'unification monétaire devrait être articulé sur des progrès suffisants dans le domaine de la coordination, puis de l'unification des politiques économiques12. En poursuivant son unification économique et monétaire, la Communauté devrait affirmer ses propres objectifs de politique économique et internationale. Il importerait qu'en aménageant des structures internes la Communauté continue de participer, par l'intermédiaire de ses pays membres ou par elle-même, aux actions de libération des échanges, de coopération économique et monétaire, et d'aide aux pays en voie de développement, se décidant à l'échelon mondial. Dans ces conditions, l'union économique et monétaire servirait à renforcer la division internationale du travail et non à établir un nouveau bloc autarcique au sein de l'économie mondiale.


Les experts sont partis du principe que la réalisation de l'union économique et monétaire supposait une période de transition, notamment pour le renforcement de la coordination des politiques économiques et de la coopération monétaire, durant laquelle ses éléments seraient introduits, développés et consolidés de manière progressive, dans le prolongement des actions déjà entreprises.


Dans ces circonstances et sur la base des principes fondamentaux qu’il a défini, le groupe Werner a estimé qu’il serait judicieux «de concentrer [ses] efforts pour clarifier les principales actions à envisager au cours de la première étape de réalisation de l’union économique et monétaire». Les actions ainsi envisagées sont destinées à «renforcer les habitudes de travail en commun des autorités nationales et à mettre en place les structures et mécanismes indispensables. Ces actions […] expriment la manifestation de la volonté politique des États membres de s'engager de manière irréversible dans la voie de la réalisation de l'union économique et monétaire» 13.


Durant la première étape, les travaux préparatoires visant à adapter et à compléter le traité seraient finalisés afin qu'au stade ultérieur, des engagements de plus en plus contraignants puissent être assumés et que des institutions puissent être créées et des instruments communautaires mis en œuvre.



La première étape vers l’UEM


Sur le plan technique, les experts estimaient que «la crédibilité et la bonne marche de l'entreprise demandent la fixation d'un délai déterminé […] Une durée de trois ans est appropriée […] et les États membres de la Communauté devront déployer des efforts importants»14.


Les procédures de consultation seraient renforcées par l'extension de leur caractère préalable et obligatoire et par le plein usage des responsabilités reconnues aux organes communautaires. Les domaines couverts par ces consultations seraient la politique économique à moyen terme, la politique conjoncturelle, la politique budgétaire, la politique monétaire et l'utilisation d'autres instruments de la politique économique. Elles devraient conduire à la prise de décisions nationales conformes aux points de vue dégagés en commun. Les méthodes et instruments pratiques par lesquels l'efficacité de ces consultations serait assurée étaient à définir ultérieurement.


L’harmonisation et la synchronisation des procédures budgétaires nationales étaient considérées comme un préalable de la mise en œuvre des décisions communautaires en la matière.


Le domaine fiscal et la politique intérieure de la monnaie et du crédit devraient être traités de manière harmonisée et selon une définition en commun des grandes orientations de la politique générale (portant notamment sur la monnaie et le crédit et plus précisément sur les liquidités, les crédits accordés aux secteurs public et privé et le niveau des taux d'intérêt).


En matière de politique monétaire extérieure, le groupe Werner recommandait une manifestation effective de la solidarité des pays membres dans la détermination de leurs parités de change, et ce, suite à un renforcement des procédures de consultation en la matière. La solidarité européenne pouvait également se manifester dans l'institution progressive d'une unité de représentation de la Communauté auprès du FMI et des autres instances financières internationales.


Dès lors que la libération des mouvements de capitaux à l'intérieur du marché commun enregistra certains retards par rapport à d’autres facteurs de production, le groupe Werner proposa, dans un premier temps, de fixer un plafond de libération pour les émissions de valeurs mobilières par les résidents des autres pays membres. Des harmonisations techniques furent également préconisées15. Dans cette perspective, les pays membres seraient appelés à procéder à des consultations régulières sur les mouvements de capitaux à l'intérieur de la Communauté, ainsi qu’avec l'extérieur, et à amorcer une concertation des politiques nationales dans ce domaine.



Débats sur la création d’un fonds de stabilisation des changes dès la première étape


Dans le souci de renforcer la cohésion des pays membres dans la conduite de leurs relations monétaires, un fonds de stabilisation des changes devrait voir le jour. Il serait également à même de faciliter le parcours des différentes étapes de l'unification monétaire dans un équilibre harmonieux entre ses progrès monétaires et ses progrès économiques. L’idée de la création d’un fonds de stabilisation des changes recueillit l’accord de tous les membres du groupe Werner.


Les opinions étaient pourtant divergentes quant au moment de sa mise en place. Certains membres du groupe (Pierre Werner, le baron Ansiaux et, en partie, Gaetano Stammati) étaient d’avis que le fonds devait être créé dès la première étape. D’autres (notamment Johann-Baptist Schöllhorn, avec le soutien de G. Brouwers) estimaient qu'au cours de la première phase, ni un rétrécissement institutionnel des marges de fluctuation, ni la création d'un fonds de stabilisation des changes n'étaient souhaitables. Le rapport intermédiaire faisait état de ces deux visions dégagées lors des débats du groupe Werner en les mentionnant expressément.


Les adeptes du fonds dès la première étape considéraient «[…] qu’il constituera[it] un puissant adjuvant pour la coopération indispensable entre banques centrales». Il contribuerait à harmoniser leurs politiques de gestion des réserves et permettrait de réduire la dépendance excessive des pays membres à l'égard du dollar en facilitant le règlement, dans les monnaies communautaires, des déséquilibres de paiement observés au sein même de la Communauté et en favorisant l'adoption d'attitudes communes dans les relations monétaires avec les États-Unis. L'institution du fonds présentait également un intérêt évident d'un point de vue politique et psychologique et sa mise en œuvre fournirait à la Communauté «un support tangible et efficace pour le développement équilibré de l'union économique et monétaire»16. Pour le rétrécissement des marges entre les monnaies européennes, un «cours du change européen» serait établi comme résultat de l’étroite coopération du fonds de stabilisation avec les banques centrales17. Un tel arrangement symboliserait la volonté des pays membres de réaliser, le moment venu, leur unité monétaire18.


Les autres membres du groupe avaient une position contraire, ne voyant pas opportun un fonds de stabilisation des changes, ni le rétrécissement institutionnel des marges de fluctuation au cours de la première phase. Ils considéraient que des mesures importantes en matière de politique monétaire communautaire ne pourraient être envisageables que lorsque, du fait de progrès effectifs dans l'harmonisation de la politique économique, certaines conditions auraient été créées, permettant d'assurer l'équilibre de l'ensemble de l'économie dans toute la Communauté.


Cet autre courant au sein du groupe Werner souhaitait parvenir rapidement à une suppression des marges et à des cours de change garantis et fixes. Ils mirent en évidence le fait que «des cours de change garantis, sans marge, constitu[erai]ent un objectif important de l'union économique et monétaire»19, mais ils estimaient que ce but ne pouvait être atteint et assuré de façon durable que sur la base d'une politique réelle d'équilibre dans toute la Communauté. Le renforcement de l'harmonisation des politiques économiques constituait la clé de voute de la cohésion de la Communauté au cours de la première étape. Cette convergence des politiques économiques entraînerait d'elle-même la limitation des variations de cours entre les monnaies européennes.


Ces membres étaient d’avis que «la création d'un fonds de stabilisation des changes au cours de la première étape n’[étai]t pas la meilleure méthode pour arriver à l'objectif final d'une banque centrale européenne»20. Il n'y avait pas de doute sur le fait que, dans la phase finale, la Communauté soit dotée d'un organe central autonome comparable au Federal Reserve Board des États-Unis. Pour rendre possible la création d'une telle institution, il serait nécessaire de préparer, au cours de la première étape, la révision des traités communautaires.



Conclusions du rapport intermédiaire


Au-delà de certaines visions opposées et de différentes nuances données à la problématique, le groupe Werner adopta un ensemble de conclusions unanimes. Celles-ci complétèrent la feuille de route de l’approfondissement des travaux et constituèrent la colonne vertébrale du rapport final.


Le groupe affirma que l'union économique et monétaire signifierait que les principales décisions de politique économique soient prises au niveau communautaire. À cet effet, il était supposé que les pouvoirs nécessaires soient transférés du plan national au plan communautaire. «Son aboutissement pourra être l'adoption d'une monnaie unique qui garantira l'irréversibilité de l'entreprise»21.


La plupart des actions à entreprendre entre le point de départ et le point d’arrivée devraient être menées de façon parallèle et progressive sur plusieurs fronts. Des progrès substantiels seraient possibles dans le cadre des dispositions actuelles du traité de Rome, mais des modifications au traité devraient être apportées afin d’assurer le succès de certaines mesures proposées. Dans ce sens, des mesures préparatoires à ces modifications devraient être entreprises dès la première étape.


Cette première étape devrait commencer le 1er janvier 1971 et être réalisée dans un délai déterminé, que le groupe Werner estimait à trois ans, et ce du point de vue des mesures techniques à mettre en place. Au cours de cette période, les instruments communautaires seraient rendus de plus en plus opérationnels et la Communauté commencerait à marquer son individualité au sein du système monétaire international. La première étape n’équivaudrait en aucun cas à un processus complet d'intégration économique et monétaire, mais à une phase essentielle pour atteindre l’objectif final.


Pour cette étape initiale, le groupe était unanime à recommander un renforcement des procédures de consultation (suivant des méthodes qui restaient encore à déterminer). Il fut également mis en évidence que les États membres devraient mener leur politique budgétaire en fonction des objectifs communautaires, qu'une certaine harmonisation devrait intervenir dans le domaine fiscal, que la politique monétaire et du crédit devrait être fortement coordonnée et l'intégration des marchés financiers intensifiée.


Dans les relations monétaires internationales avec les pays tiers, ainsi qu’avec les organisations financières à vocation internationale, la Communauté devra progressivement adopter des positions communes. Une attention particulière est portée aux relations de change entre les États membres. Pour préserver leur stabilité, la Communauté ne devrait pas se prévaloir des dispositions éventuelles permettant un assouplissement du système international des changes.


Quant à l'opportunité et aux moyens de doter la Communauté d'un régime de change spécifique dès la première étape, les options restaient ouvertes. Certains membres du groupe plaidaient en faveur d'une réduction, même limitée, des fluctuations des cours de change entre les monnaies de la Communauté. La mise en place d'un fonds de stabilisation des changes et les interventions coordonnées des banques centrales sur le marché des changes pourraient permettre la réalisation de cet objectif. La création du fonds aurait sa propre justification, même en l'absence d'un rétrécissement des marges. A contrario, d'autres membres estimaient que la solidarité monétaire devrait suivre l'harmonisation des politiques et des situations économiques et «non pas découler d'actions monétaires spécifiques qu'ils consid[éraient], dans la première étape, à la fois comme prématurées et comportant de trop grands risques»22.


1 Sauf mention contraire, tous les documents cités dans la présente étude ont comme source www.cvce.eu.

La synthèse que le groupe Werner soumit aux débats de la réunion des ministres des Finances à Venise le 29 mai 1970 fut intitulée Rapport intermédiaire sur l’établissement par étapes d’une Union économique et monétaire (publiée dans Bulletin 7/1970, Supplément, Journal Officiel des Communautés européennes, n° C94 du 23 juillet 1970). Dans le cadre des travaux du groupe, dans les comptes rendus des réunions, dans la presse de l’époque et, ensuite, dans la littérature spécialisée, le terme «rapport intérimaire» fut largement employé. Ces deux syntagmes sont entrés, avec signification équivalente, dans le langage courant. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

2 WERNER, Pierre. Itinéraires luxembourgeois et européens. Évolutions et souvenirs: 1945-1985. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 2 tomes, 1992, tome 2, p. 125.

3 Projet de compte rendu de la troisième réunion du groupe ad hoc «Plan par étapes», 30 avril 1970. Communautés européennes, secrétariat du groupe «Plan par étapes », réf. ORII/42/70-F. Bruxelles: 6 mai 1970. Archives familiales Pierre Werner, réf.048. Archives historiques de la Commission européenne BAC 375/1999 578. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

4 Économiste et professeur à l’Université catholique de Louvain, Jacques Mertens de Wilmars, conseiller économique à la Banque nationale de Belgique, était un proche du baron Ansiaux, qu’il seconda au groupe Werner.

5 Ibid..

6 Rapport intermédiaire sur l’établissement par étapes d’une Union économique et monétaire, document 9.504/II/70-D. Luxembourg: Bulletin 7/1970, Supplément, Journal Officiel des Communautés européennes, n° C 94 du 23 juillet 1970, p. 17.

7 WERNER, Pierre. Perspectives de la politique financière et monétaire européenne. Exposé fait à Sarrebruck par Pierre Werner, ministre d’État, président du gouvernement, ministre du Trésor et de la Fonction publique, lors du Congrès économique de la CDU. In Bulletin de documentation n° 2 du 26 janvier 1968, 24e année. Luxembourg: Service Information et Presse, ministère d’État du Grand-Duché de Luxembourg, 26 janvier 1968, pp. 1-8. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

8 Rapport intermédiaire, p. 18.

9 Ibid.

10 Rapport intermédiaire. Ibid.., p. 19. Notons que dans le mémorandum de la Commission en date du 12 février 1969, qui souligne la nécessité de progresser en matière de coordination des politiques économiques et de solidarité monétaire, ces éléments sont considérés comme essentiels pour «donner une impulsion nouvelle aux efforts de coordination et d'harmonisation des politiques économiques et monétaires», étant ainsi une base de départ pour une nouvelle construction communautaire.

11 Ibid., p. 20.

12 Ibid., titre IV, Les principes de réalisation du plan par étapes, p. 4.

13 Ibid., p. 22.

14 Ibid., p. 23.

15 Concernant les harmonisations techniques, sont ciblés, en particulier, la réglementation régissant les intermédiaires financiers, les conditions de fonctionnement des bourses, les instruments juridiques des transactions financières, l'incitation à l'épargne, la réalisation du droit d'établissement et la libre prestation de services pour les banques et les établissements financiers.

16 Rapport intermédiaire, p. 23.

17 Le Fonds de stabilisation des changes était censé procéder, par des interventions permanentes et coordonnées des banques centrales, à la détermination à chaque instant du «cours du change européen» moyen pondéré par rapport au dollar à l'intérieur des marges de fluctuations internationalement autorisées et à maintenir un écart réduit entre les monnaies des pays membres grâce à des achats ou à des ventes appropriées de ces monnaies par les différentes banques centrales intéressées.

18 Les experts du groupe Werner adeptes de l’introduction du fonds dès la première étape estimaient que cette structure créerait, par le fonctionnement d'un mécanisme de crédit comparable à celui de l'ancienne UEP, un intérêt commun susceptible de favoriser l'harmonisation économique et permettrait de se préparer à l'éventualité d'un élargissement des marges de fluctuation dans le système monétaire international.

19 Ibid., p. 24.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Rapport intermédiaire, p. 25.

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