La préparation de l'Acte unique européen

La préparation de l'Acte unique européen


La relance de la construction européenne au milieu des années quatre-vingt s'accompagne d'un rapprochement franco-allemand, condition nécessaire à toute nouvelle initiative européenne. Les travaux préparatoires du comité Dooge en 1984-1985 et surtout le Livre blanc sur le marché intérieur présenté en juin 1985 par la Commission que préside Jacques Delors tracent la voie pour l'Acte unique européen (AUE) de février 1986.


Le Conseil européen de Fontainebleau


Deux changements politiques importants surviennent en France et en Allemagne au début des années quatre-vingt. L'élection du socialiste François Mitterrand, en mai 1981, marque une rupture dans l'histoire de la cinquième République. Elle met en effet fin à la domination ininterrompue de la droite depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle en juin 1958. Le nouveau président français, élu sur un programme très social, cherche tout d'abord à relancer l'économie par l'accroissement de la consommation et privilégie l'Europe sociale à l'Europe de la stabilité monétaire. La politique économique allemande par contre, fortement influencée par la Bundesbank, ne veut pas renoncer au dogme de la stabilité. L'axe Paris-Bonn, moteur historique de la construction européenne, est en panne entre 1981 et 1982. Mais le nouveau chancelier allemand, le chrétien-démocrate Helmut Kohl élu en octobre 1982, est décidé à renouer avec la France dans la tradition établie par ses prédécesseurs Konrad Adenauer et Helmut Schmidt.


Les 25 et 26 juin 1984, au Conseil européen de Fontainebleau qui ponctue plusieurs mois de crise ouverte entre les Dix en raison du contentieux agro-budgétaire, la bonne entente retrouvée du couple franco-allemand permet de débloquer le problème financier de la Communauté et de faire adopter un ensemble de mesures déjà évoquées au sommet de Stuttgart des 17-19 juin 1983. Les ressources propres de la Communauté sont augmentées: la part de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) prélevée passe ainsi de 1 à un taux maximal de 1,4 % à partir du 1er janvier 1986 afin, notamment, de tenir compte de l'élargissement programmé de la Communauté européenne à l'Espagne et au Portugal. Les dépenses destinées à financer la politique agricole commune (PAC) sont réduites. La question de la contribution financière britannique trouve une solution dans l’introduction d’un mécanisme de correction destiné à établir un dispositif stable pour la compensation financière attribuée au Royaume-Uni. Les chefs d’État ou de gouvernement confient également l'étude d'une éventuelle réforme institutionnelle de la Communauté à un comité ad hoc intergouvernemental inspiré du «Comité Spaak» chargé en 1955 de préparer la poursuite de l'intégration européenne: le «Comité Dooge».


Le Livre blanc de Jacques Delors


Le 14 juin 1985, Jacques Delors, président de la Commission européenne, transmet au Conseil un projet d'accord sur l'achèvement du marché intérieur. Le projet, élaboré avec l'aide du vice-président de la Commission, Lord Arthur Francis Cockfield, se présente sous la forme d'un "Livre blanc" présenté par la Commission au Conseil européen de Milan des 29-30 juin 1985 qui l'approuve. Les quelques trois cent dix mesures énumérées sont destinées à stimuler la reprise économique, à garantir les libertés de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux et à fusionner les marchés nationaux en un marché unique pour le 31 décembre 1992 au plus tard. Ainsi parle-t-on de "l'objectif 92". En pratique, il s'agit de faire disparaître les dernières frontières juridiques, fiscales ou techniques intérieures et de concrétiser toutes les ambitions laissées en suspens dans la mise en œuvre du Marché commun européen lancé en 1958. Le Livre blanc se veut être aussi une réponse aux attentes des entreprises maintes fois exprimées par le Comité économique et social européen (CES) et par le Parlement européen en créant un marché de plus de 380 millions de consommateurs.


Les propositions du Comité Dooge


A l'issue du Conseil européen de Fontainebleau des 25 et 26 juin 1984, les chefs d'État ou de gouvernement des Dix mettent sur pied un comité intergouvernemental ad hoc sur la réforme institutionnelle des Communautés européennes. Directement inspiré du "Comité Spaak" à l'origine des traités de Rome de 1957, ce groupe d'experts, constitué en septembre 1984, est placé sous la présidence de James Dooge, ancien ministre irlandais des Affaires étrangères et représentant de Garrett Fitzgerald, Premier ministre irlandais alors président en exercice du Conseil des ministres de la Communauté. Le Comité Dooge, dit parfois "Comité Spaak II", est composé d'un représentant par État membre et d'un membre de la Commission européenne. Il est notamment chargé de faire des propositions concrètes pour l'amélioration du fonctionnement de la coopération communautaire et de la coopération politique européenne.


La tâche du Comité Dooge, qui se situe exclusivement sur le plan politique, s'avère difficile en raison des divergences d'intérêts et de vues entre les différents États membres sur la nature et sur les objectifs de la construction européenne. Sur l'initiative du délégué belge Fernand Herman, ancien ministre et membre du Parlement européen, le Comité adopte alors une méthode de travail originale en ce qu'elle laisse libre cours à chaque représentant national d'exprimer son désaccord avec la solution préconisée et de faire figurer cette divergence dans le document final. Tous les sujets sont ainsi librement abordés dans un rapport qui ne se borne pas systématiquement à atteindre le consensus, au risque de rester vague ou timoré. Un premier rapport intérimaire est présenté au Conseil européen de Dublin des 3-4 décembre 1984 qui demande la poursuite des travaux du Comité.


Le rapport final du Comité Dooge préconise la transformation des Communautés européennes en une Union européenne, la réalisation d'un espace économique intérieur et la promotion d'une identité européenne extérieure. Plus concrètement, le document suggère la création d'une Communauté technologique et d'un espace juridique européen, le renforcement du Système monétaire européen (SME) ainsi que le développement des politiques communes dans le secteur de l'environnement, de la culture et des affaires sociales. En matière de coopération politique, le Comité Dooge insiste sur la nécessité de l'orienter également vers les questions de sécurité et de défense, de créer un secrétariat permanent, d'intensifier les consultations politiques préalables ou encore d'opter pour une représentation commune des Dix dans les enceintes internationales. Sur le plan des institutions, le rapport plaide pour une généralisation du vote majoritaire au sein du Conseil, pour le plafonnement du nombre de commissaires à un par État membre, pour la nomination du président de la Commission européenne par le Conseil européen, pour un renforcement des pouvoirs exécutifs de la Commission et pour l'attribution d'un véritable pouvoir de codécision pour le Parlement européen.


Pour atteindre ces résultats, le Comité Dooge, malgré les fortes réticences exprimées par les délégués, danois, grec et britannique, demande la convocation d'une conférence intergouvernementale (CIG) pour préparer la rédaction d'un nouveau traité sur l'Union européenne. Le rapport du Comité Dooge est remis au Conseil européen de Bruxelles des 29-30 mars 1985 mais n'est effectivement discuté qu'au Conseil européen de Milan des 28 et 29 juin 1985. Entre-temps, le gouvernement britannique communique à ses partenaires européens un contre-projet qui refuse la modification des traités existants et qui s'oppose à ce que le vote majoritaire puisse être rendu obligatoire. Soucieuses de débloquer la situation, la France et l'Allemagne déposent à leur tour un projet commun de traité d'Union européenne qui met l'accent sur la coopération en matière de politique étrangère, ce que réfutent les autres États membres. A Milan, les Dix s'engagent finalement à convoquer une conférence intergouvernementale pour la révision des traités européens.


Le Conseil européen de Milan


Le Conseil européen de Milan des 28-29 juin 1985, que préside le Premier ministre italien Bettino Craxi, est appelé à se prononcer sur différentes propositions relatives à la réforme des institutions européennes et sur le Livre blanc de la Commission européenne sur l'achèvement du marché intérieur. Les Dix approuvent les propositions contenues dans le Livre blanc déposé par la Commission. Ce document est ensuite repris lors des travaux préparatoires à la conclusion, en février 1986, de l'Acte unique européen (AUE).


En ce qui concerne les réformes institutionnelles et la transformation des Communautés en une Union européenne, les divergences nationales demeurent importantes. Ainsi, l'Irlande, traditionnellement attachée à son statut de neutralité, s'oppose-t-elle à ce que les questions de défense deviennent une compétence européenne. L'Allemagne freine sur les dossiers relatifs à l'unification monétaire. Le Danemark et la Grande-Bretagne s'opposent à la révision des traités existants, au renforcement des institutions communautaires et à la limitation drastique du recours à la notion d'intérêt national vital. Décidée à sortir du blocage politique, la présidence italienne recourt alors, pour la première fois dans l'histoire communautaire, à une interprétation nouvelle de l'article 236 du traité de Rome. Celui-ci dispose que le Conseil, remplacé pour la circonstance par le Conseil européen, peut convoquer une conférence des représentants des gouvernements des États membres pour la révision du traité CEE. L'Italie force la décision en procédant au vote. Sept États membres (l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, l'Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas) optent pour cette solution et se montrent favorables à la convocation d'une conférence intergouvernementale. En revanche, les Premiers ministres du Danemark, de la Grande-Bretagne et de la Grèce, mis en minorité, protestent énergiquement, mais en vain, contre cette procédure de vote inédite au sein du Conseil européen habitué au consensus. Mandat est alors confié à la conférence intergouvernementale (CIG) pour l'Union européenne à laquelle les gouvernements espagnols et portugais, dont l'adhésion à la Communauté est programmée pour le 1er janvier 1986, sont également invités à prendre part.


La conférence intergouvernementale


Tenant compte de plusieurs projets relatifs à la réforme des institutions de la Communauté et de la transformation éventuelle de celle-ci en une Union européenne, le Conseil européen de Milan des 28-29 juin 1985 décide, malgré les réticences clairement affichées par le Danemark, la Grande-Bretagne et la Grèce, de convoquer une Conférence intergouvernementale (CIG). La CIG reçoit un triple mandat : accélérer l'achèvement du marché intérieur à l'horizon 1992, améliorer le fonctionnement des institutions communautaires et mettre en œuvre une politique étrangère et de sécurité commune.


En termes de méthode de travail, les ministres des Affaires étrangères des Dix décident un mois plus tard de réunir, au sein de la CIG, deux groupes de travail. Le premier, composé des directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères des Dix mais aussi de l'Espagne et du Portugal et d'un représentant de la Commission européenne, est chargé de la coopération politique et de la politique étrangère et de sécurité commune tandis que le second, composé d'un représentant de chaque État membre, se voit attribuer la tâche d'examiner la révision du traité CEE. Le suivi des réunions est confié à la présidence luxembourgeoise qui succède à l'Italie. Le 22 juillet 1985, en vertu des avis favorables du Parlement européen et de la Commission, le Conseil des ministres des Affaires étrangères convoque formellement une CIG pour examiner le projet déposé le 5 juillet par le gouvernement luxembourgeois. Au niveau des ministres des Affaires étrangères, la CIG se réunit cinq fois entre le 9 septembre et le 28 novembre 1985. Parallèlement, la France adresse à ses partenaires un projet d'Acte d'Union européenne qui reprend une partie des arguments contenus dans le document diffusé en juillet par la Commission qui demande que soient réunies dans un seul instrument juridique - un Acte unique - les modifications apportées au traité CEE et le nouveau traité sur la coopération politique.


Après de très longues et difficiles discussions, le Conseil européen de Luxembourg des 2-3 décembre 1985 parvient, presque in extremis, à obtenir l'aval des délégations nationales sur une déclaration finale manifestement marquée du sceau du compromis. L'accord global porte à la fois sur l'achèvement, avant le 31 décembre 1992, du marché unique, sur l'extension du vote à la majorité qualifiée, sur le développement de l'Union économique et monétaire, sur la cohésion économique et sociale, sur les pouvoirs et les compétences de la Commission, du Parlement et de la Cour de justice des Communautés européennes, sur la mise en œuvre d'une Communauté européenne de la technologie et sur la coopération européenne en matière de politique étrangère. Le Conseil des ministres des Affaires étrangères, réunis les 16 et 17 décembre 1985 à Luxembourg, est ensuite chargé de finaliser et de traduire dans des textes juridiques définitifs l'accord politique péniblement arraché à Luxembourg deux semaines plus tôt. L'acte est dit unique en ce qu'il rassemble en un seul document des modifications aux traités communautaires et des dispositions relatives à la coopération des États membres en matière de politique étrangère.


Il divise ceux qui le considèrent comme un instrument efficace de relance institutionnelle et économique de l'Europe et ceux qui lui reprochent, au contraire, de n'être qu'un texte de consensus et de rester en retrait par rapport aux propositions contenues dans certains projets antérieurs tels que les travaux du Comité Dooge ou le projet de traité instituant l'Union européenne adopté le 14 février 1984 par le Parlement européen sur l'initiative d'Altiero Spinelli.

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